Lecture linéaire n°6
Ode inachevée à la boue - Francis Ponge
Ode inachevée à la boue
1 La boue plaît aux cœurs nobles parce que constamment méprisée.
Notre esprit la honnit, nos pieds et nos roues l'écrasent. Elle rend la
marche difficile et elle salit : voilà ce qu'on ne lui pardonne pas.
C'est de la boue! dit-on des gens qu'on abomine, ou d'injures basses et
5 intéressées. Sans souci de la honte qu'on lui inflige, du tort à jamais qu'on
lui fait. Cette constante humiliation, qui la mériterait ? Cette atroce
persévérance !
Boue si méprisée, je t'aime. Je t'aime à raison du mépris où l'on te tient.
De mon écrit, boue au sens propre, jaillis à la face de tes détracteurs !
10 Tu es si belle, après l'orage qui te fonde, avec tes ailes bleues !
Quand, plus que les lointains, le prochain devient sombre et qu'après un
long temps de songerie funèbre, la pluie battant soudain jusqu'à meurtrir
le sol fonde bientôt la boue, un regard pur l'adore : c'est celui de l'azur
agenouillé déjà sur ce corps limoneux trop roué de charrettes hostiles, –
15 dans les longs intervalles desquelles, pourtant, d'une sarcelle à son gué
opiniâtre la constance et la liberté guident nos pas.
Ainsi devient un lieu sauvage le carrefour le plus amène, la sente la mieux
poudrée.
La plus fine fleur du sol fait la boue la meilleure, celle qui se défend le
20 mieux des atteintes du pied ; comme aussi de toute intention
plasticienne. La plus alerte enfin à gicler au visage de ses contempteurs.
Elle interdit elle-même l'approche de son centre, oblige à de longs détours,
voire à des échasses.
Ce n'est peut-être pas qu'elle soit inhospitalière ou jalouse; car, privée
25 d'affection, si vous lui faites la moindre avance, elle s'attache à vous.
Chienne de boue, qui agrippe mes chausses et qui me saute aux yeux d'un
élan importun !
(...)
Francis Ponge
1
Ode inachevée à la boue - Francis Ponge
Ode inachevée à la boue
1 La boue plaît aux cœurs nobles parce que constamment méprisée.
Notre esprit la honnit, nos pieds et nos roues l'écrasent. Elle rend la
marche difficile et elle salit : voilà ce qu'on ne lui pardonne pas.
C'est de la boue! dit-on des gens qu'on abomine, ou d'injures basses et
5 intéressées. Sans souci de la honte qu'on lui inflige, du tort à jamais qu'on
lui fait. Cette constante humiliation, qui la mériterait ? Cette atroce
persévérance !
Boue si méprisée, je t'aime. Je t'aime à raison du mépris où l'on te tient.
De mon écrit, boue au sens propre, jaillis à la face de tes détracteurs !
10 Tu es si belle, après l'orage qui te fonde, avec tes ailes bleues !
Quand, plus que les lointains, le prochain devient sombre et qu'après un
long temps de songerie funèbre, la pluie battant soudain jusqu'à meurtrir
le sol fonde bientôt la boue, un regard pur l'adore : c'est celui de l'azur
agenouillé déjà sur ce corps limoneux trop roué de charrettes hostiles, –
15 dans les longs intervalles desquelles, pourtant, d'une sarcelle à son gué
opiniâtre la constance et la liberté guident nos pas.
Ainsi devient un lieu sauvage le carrefour le plus amène, la sente la mieux
poudrée.
La plus fine fleur du sol fait la boue la meilleure, celle qui se défend le
20 mieux des atteintes du pied ; comme aussi de toute intention
plasticienne. La plus alerte enfin à gicler au visage de ses contempteurs.
Elle interdit elle-même l'approche de son centre, oblige à de longs détours,
voire à des échasses.
Ce n'est peut-être pas qu'elle soit inhospitalière ou jalouse; car, privée
25 d'affection, si vous lui faites la moindre avance, elle s'attache à vous.
Chienne de boue, qui agrippe mes chausses et qui me saute aux yeux d'un
élan importun !
(...)
Francis Ponge
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