Hans Kelsen, Les Buts de la théorie pure du droit (1936) : « Aujourd’hui rien ne semble plus contraire à l’esprit du
temps qu’une théorie du droit qui prétend rester pure, à une époque où les plus importants représentants de la
science du droit, dans de grands et importants pays soumis à la dictature du parti, ne connaissent pas de tâche
plus haute que celle de servir le pouvoir de l’État. »
Introduction
La compréhension kelsénienne de la démocratie est débarrassée des fictions de la volonté générale, de l’unité
politique, de l’intérêt objectif de l’État : elle met au centre de ses interrogations les conflits d’intérêts, dont la
résolution ne s’opère que par des compromis. Sa définition du droit (celle du positivisme juridique) renonce à la
prétention d’accéder à la règle juste.
Selon Kelsen, le droit est par nature normatif. La théorie juridique, la science juridique, doit être exclusivement
l’étude des normes et ne doit pas être mêlée à des considérations sociologiques ou politiques : il y a
incompatibilité entre l’être et le devoir-être (distinction d’inspiration kantienne), entre le causal et le normatif.
L’État relève exclusivement du devoir-être, il est en priorité un ordre de contrainte qui applique le droit ; d’où une
identité entre le droit et l’État. [Problème : dès lors, comment établir une limitation de l’État par le droit ?] L’État
n’assure son unité que par la soumission de ses membres à un ordre juridique commun et jamais par des
ferments de nature sociologique. La sphère étatique n’a pas d’existence suprajuridique, elle ne doit jamais
s’autonomiser du droit ; l’État n’a pas d’origine « transcendante ».
I. La règle sans la transcendance
A. Les empreintes du positivisme juridique
Positivisme juridique extraire les éléments non juridiques (i.e. éthiques et politiques) dans la science du droit.
Le fondement du droit réside dans la validité des normes juridiques (le positivisme ne se préoccupe pas de la
justification axiologique des normes) ; le droit est le produit de la volonté et de l’autorité humaine, et ne renvoie
pas à un système de pensée, de normes ou de valeurs qui le transcende.
Dès lors le positivisme juridique s’oppose aux théories du droit naturel (selon lesquelles les normes ne sont pas le
produit d’un acte humain, mais émanent de Dieu, de la nature ou encore de la raison). Pour le positiviste, le droit
ne doit pas être révélé, il doit être créé. Dans Théorie générale du droit et de l’État (1945), Kelsen relie
expressément le positivisme juridique au relativisme, et de fait, associe le droit naturel à l’absolutisme
métaphysique.
Accepter les présupposés du positivisme juridique implique de renoncer à la prétention d’offrir des solutions
justes aux conflits que traversent les sociétés.
Une norme juste ne l’est que de manière relative, elle ne l’est que par sa conformité à une norme positive. S’il
existe des valeurs « absolues » (la justice, l’équité…), elles ne relèvent pas de la science du droit et donc ne
peuvent pas être déterminées par elle. Selon Kelsen, la justice ne peut pas faire l’objet d’une connaissance
rationnelle.
Ce repère fragile que sont les valeurs constitue une source « métaphysique » de la légitimité, avec laquelle Kelsen
ne peut composer ; il se tourne vers la légalité comme référence ultime de la légitimité.
[Critique par Karl Schmitt : il y a prééminence de la légitimité sur la légalité, de la politique sur le droit : Schmitt
dénonce chez Kelsen une éclipse de la décision, notamment celle que requièrent les cas d’exception et qui
constitue pour Schmitt l’essence même du politique. En effet, le strict respect de la légalité n’assure en rien
l’unité et la stabilité politiques, auxquelles est suspendue la légitimité du souverain. Kelsen ne conçoit pas
d’instances qui parent aux situations de péril étatique appelant des réponses extralégales.]
[Critique : si le respect des principes de l’État de droit, comme celui de la souveraineté démocratique, peuvent
générer des systèmes légaux mais injustes, alors c’est bien la démonstration que la légalité ne recoupe pas la
légitimité. Pour approfondir, voir pages 29-30 sur Alexandre Passerin d’Entrèves.]